L’évolution du travail – Episode 9

Crise sanitaire oblige, salariés et entreprises ont expérimenté ces derniers mois le télétravail à marche forcée. Si ce type d’organisation n’est pas nouveau, le droit va devoir s’adapter à cette tendance qui se confirme. Le double objectif de protection de la vie personnelle des salariés et de contrôle du travail est un enjeu social majeur pour les entreprises, comme le suggère Philippe Rousselin-Jaboulay, Avocat en Droit social et fondateur du cabinet lyonnais AlcyaConseil. Ce monvement profond s’accompagne d’une évolution du travail et d’une évolution de l’immobilier de bureau.

Les entreprises étaient-elles préparées à cette nouvelle organisation du travail ?

Philippe Rousselin |Le télétravail n’est pas né avec la crise de la Covid-19. En revanche, il est devenu, au cours des derniers mois, une obligation s’imposant aux entreprises, sauf impossibilité de télétravail. Bon nombre d’entre elles étaient préparées à ce mode d’organisation, ayant déjà accompagné la pratique par un accord d’entreprise ou par une charte. Néanmoins, le recours au télétravail n’était pas généralisé et reposait toujours sur du volontariat. En septembre 2017, les ordonnances ″dites″ Macron ont cherché à développer cette pratique, ce qui a été codifié avec les articles L.1222-9 et suivants. Ainsi, « le télétravail désigne toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication. » Ces ordonnances ont ainsi renforcé la législation sur le télétravail dans le but de protéger les télétravailleurs, en contraignant les entreprises à définir des règles, en renforçant le formalisme, le contrôle du temps de travail et les plages de disponibilité. En matière de protection sociale, l’accident subi au domicile du salarié, s’il se déroule durant les horaires de travail sera présumé être un accident du travail, avec tous les risques d’abus qu’une entreprise peut craindre. En 2017, ces dispositions représentaient une nouvelle étape, pour amorcer un changement culturel et ″démocratiser″ le recours au télétravail. Pourtant, nombre d’entreprises demeuraient assez réservées face au télétravail, avec la crainte de laisser trop d’autonomie à leurs collaborateurs et ne pas pouvoir contrôler les temps d’activité ou le travail réalisé. Mais la crise sanitaire, précédée de la grève des transports, est passée par là, obligeant les entreprises à adopter le télétravail pour maintenir leur activité en période de confinement.

Les entreprises sont-elles toutes promises à passer au télétravail ?

PR |Je ne le pense pas. D’abord, parce que le télétravail est une thématique qui intéresse principalement les entreprises implantées dans les grandes agglomérations et dont les collaborateurs doivent gérer des temps de trajet parfois longs. Ensuite, parce que je ne crois pas que le télétravail à 100 % soit une solution unique et durable. Ce n’est d’ailleurs pas une aspiration générale. Il suffit de constater la satisfaction affichée des salariés à leur retour sur site à l’issue du confinement, lorsqu’ils retrouvaient leurs collègues et le travail en équipe, pour s’en persuader. L’humain est un être social et je ne suis pas convaincu qu’une équipe progresse dans la durée avec un mode fondé sur un télétravail massif et des visioconférences. De surcroît, le management à distance implique nécessairement de repenser les organisations. L’avenir se trouve dans un mélange entre présentiel et distanciel. Par exemple, le télétravail choisi, sur la base d’1 à 2 jours par semaine, peut être une solution favorable à la qualité de vie des collaborateurs et à la productivité des entreprises. Selon les chiffres d’Ile-de-France Mobilités, autoriser le télétravail une fois par semaine pour les salariés qui le peuvent, réduirait ainsi de 10 % le nombre d’utilisateurs du métro parisien. Avec 2 jours à domicile, la baisse serait même de 20 % de voyageurs. Les entreprises n’ont donc pas d’autre choix que de s’adapter à ce nouvel usage, par ailleurs boosté par le déploiement du numérique. Sur l’aspect légal du télétravail, je pense que la vision des juges du travail s’accommode difficilement de la liberté induite par ce régime d’organisation du travail, notamment sur le sujet de la charge et du décompte du temps de travail à domicile. Un cadre répondant à ses mails à 23 heures, après avoir passé sa fin d’après-midi dans une salle de sport et son début de soirée à visionner sa série préférée sur Netflix ou traitant un dossier un samedi, voire un jour férié, sera, en cas de litige ultérieur, bien souvent considéré comme un cadre pressurisé par une entreprise sans scrupules. Au final, cela doit conduire les entreprises à se protéger, avec le paradoxe que la plus grande liberté d’organisation personnelle plébiscitée par les salariés, doive être restreinte par la charte de mise en place du télétravail ou l’accord collectif. Le droit à la déconnexion des outils numériques, créé à juste titre pour limiter les effets nocifs sur la santé de salariés qui ne décrochent plus de la sphère professionnelle, pourrait en pratique devenir une obligation dans les entreprises qui auront subi ces prévisibles déconvenues. Le développement du télétravail est donc un vrai sujet managérial et juridique, qu’il faut encadrer dans l’entreprise par la définition d’un code de bonnes pratiques protégeant, de manière équilibrée, la vie personnelle des salariés et les intérêts de l’entreprise. Celle-ci ne devra pas oublier de formaliser, au moins une fois par an, un entretien annuel portant sur les conditions d’activité et la charge de travail du télétravailleur, à l’instar de ce qu’elle pratique déjà pour les cadres au forfait en jours.

Parmi les tendances, le coworking est aussi en phase de déploiement. Faut-il également encadrer ce nouveau mode de travail ?

PR |En effet, le coworking entraîne également des risques. Le premier est le même que pour le télétravail, concernant le décompte du temps de travail ou le suivi de la charge de travail. Mais à cela s’ajoute aussi la problématique de confidentialité dans un espace de coworking ouvert à tous publics. C’est un sujet particulièrement complexe à résoudre, où l’on ne peut compter que sur la discrétion et la prudence du collaborateur, l’adhésion à une charte informatique pouvant être utilement envisagée. Le problème des risques psychosociaux est aussi critique avec le développement de ces nouveaux modes de travail. Le salarié assujetti à cette organisation n’a en effet plus de place attribuée entre l’Open space au siège social, l’espace de coworking et son domicile. Si certains apprécieront la flexibilité et la liberté apportées, d’autres regretteront de ne plus faire partie d’un collectif mobilisateur et engageant. Il y a là un risque de perte de performance pour le collaborateur, que les entreprises doivent prendre très au sérieux. Et elles ne sont pas les seules, puisque les organisations syndicales sont elles aussi partagées entre l’envie de porter le télétravail, généralement vu comme un gain de qualité de vie au travail, et la préoccupation légitime, face au risque de situation de travail permanent à domicile et aux répercussions sur la santé mentale et physique du salarié. Le droit du travail devra donc nécessairement s’adapter à ces nouvelles réalités. Plus que par la loi, c’est en premier lieu par la négociation collective dans les entreprises que ces pratiques seront à encadrer.

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